"La vie intense" de Tristan GARCIA

"La vie intense" de Tristan GARCIA


Au XVIIIe siècle, un nouveau fluide fascine le monde : l'électricité. L'intensité devient un idéal ordinaire pour l'homme et un concept savant de philosophie, de la puissance nietzschéenne au vitalisme de Deleuze, de l'excitation nerveuse des libertins à l'adrénaline du désir, de la performance et des sports extrêmes... L'intensité est une puissance qui organise le monde et vivre le plus fort possible représente la valeur suprême de l'existence. Un idéal contemporain séduisant mais aussi un piège, qui produit peut-être le contraire de ce qu'il promet.

1. Une image

Expérience du baiser de Leipzig qui a popularisé l'électricité

Au départ, engouement pour une énergie qui aurait été agent universel de la vie. Puis rapidement l'électricité est devenu une science et a été démystifiée.

2. Une idée

Intensité : étrange défi pour la pensée jusqu'au Moyen-Age : une figure tout à fait familière du changement, qui suppose un changement non extensif des qualités.

Réflexion amorcée par Aristote : "intensification" (augmentation) ou "rémission" (diminution)
sorte d'altération qui ne faisait pas changer l'objet d'espèce.

Principia de Newton :"Les qualités des corps, qui n'admettent ni intensité ni rémission graduelle [...] doivent être considérées comme les qualités universelles de ces corps quels qu'ils soient"

L'age classique scinde l'être entre une part absolument non intense et passive (la matière ou le corps) et une part intense mais inconsistante (la force).

3. Un concept

L'intensité devient un concept métaphysique : il faudrait tout interpréter en intensité.

Intense devient ce qui change mais pas par une série d'états distincts.

Selon Deleuze, il faut "tout interpréter en intensité.

Il n'y a plus de catégories classificatoires.

Abandon de la théorie néodarwinienne de classer les organismes dans un espace ordonnée en espèces fixes au profit des processus de "spéciation".

Conséquence : l'homme n'est plus séparé des autres animaux par une ligne d'espèce infranchissable, il n'est qu'une ligne de variation.

Le genre ou le sexe ont laissé place à des processus de genderification ou de sexuation.
L'homme et la femme sont plus ou moins masculin, féminin. Il n'y a plus un homme et une femme.

D'exception, l'intensité est devenue la règle cardinale de nos connaissances.

Nos savoirs sont devenus attentifs aux intensités afin de procéder à la déconstruction des identités classiques.

L'intensité ne se soutient pas : accédant à l'être, elle le perd.

Pour être soutenue, l'intensité du monde nouveau appelait donc la formation d'un nouveau sujet : un homme intense.

4. Un idéal moral

Création de l'homme intense

L'homme électrisé ou intense : il vise un degré maximal de perfectionnement et d'intensification de ses facultés, de ses sensations, de ses conceptions

Il se méfie de la tradition : il faut alimenter le brasier du corps et de l'esprit, qui réclament sans cesse de nouvelles intensités à mesure que les anciennes sont identifiées

Le libertin, homme de nerfs

idée sadienne : le plaisir ne tient pas tant au plaisir lui-même qu'à la force du plaisir ou de la peine (on note que la douleur affecte bien plus vivement que le plaisir)

Le romantique, homme d'orage

Romantique, ne quelque sorte un libertin, qui désertant les salons découvre hors de son corps une sorte de nervosité de la nature entière.

"Une plus grande intensité de vie est toujours une augmentation du bonheur" Madame de Staël

Rocker, adolescent électrifié
libertin  soutient l’électricité nerveuse de son corps
romantique découvre par ses nerfs l'analogue, dans le microcosme de son organisme, de la nature orageuse du macrocosme.
homme moderne encapsule cet orage et le met sous vide à des fins techniques

La guitare électrique est devenue l'emblème de la 3eme et dernière incarnation de notre homme intense : le rocker adolescent.

Rock comme genre musical et comme morale : la transcription fidèle des mouvements hormonaux de la puberté, de l'envie de faire l'amour, du cri, du brame, mais filtrés par les conceptions romantiques, par le spleen et par l'idéal, et déchargés dans l'influx électrique.

Morale adjectivale, éthique adverbiale

L'objet d'une morale est déterminé par un adjectif, l'objet d'une éthique par un adverbe.

Le propre d'une éthique est de définir un adverbe, qui indique de quelle façon il convient de vivre.
La principale caractéristique d'une morale est de valoriser un ou plusieurs adjectifs, qui signifient la qualité qu'il faut acquérir.

5. Un idéal éthique

Le contraire  de l'homme intense, c'est le faiblement faible. C'est l'homme tiède.

"La médiocrité est bourgeoise" Simone de Beauvoir.
Pas de pire insulte pour l'homme moderne que : "Bourgeois"
Le bourgeois est l'homme qui résiste passivement à l'intensification de ses sens. C'est, éclairé par sa lampe de salon, l'homme dépourvu d'électricité intérieure.

L'homme intense est donc condamné à inventer des ruses pour éviter l'embourgeoisement qui menace sans cesse son sentiment de vivre

Les ruses
a. en variant : il module les expériences
b. en accélérant : une augmentation continue. sauf qu'une augmentation régulière finit par apparaître à la sensibilité comme un état stationnaire
c. le "primaverisme" : la 1ère fois reste l'expérience la plus forte. Vient de primevara, printemps en italien et vérisme, mouvement esthétique qui recherchait la vérité dans la réalité. L'intensité demeure un idéal, qui au lieu d'être situé devant soi, dans l'avenir, est déplacé dans le passé, comme une origine ou un foyer.

L'effondrement

L'intensif est devenu la norme. Comment réintensifier alors l'individu ?
L'homme développe des ruses pour redonner à l'intensité sportive, calculée, normée, chiffrée, sa force originelle. Comment ? En jouant hors des règles et en renouant avec le sens du danger : base jump, saut à ski, saut en parachute, apnée...

Seulement, plus on est intensément, moins on parvient à l'être...

6. Un concept opposé

Dans tout ce qui varie, quelque chose demeure
dans tout ce qui augment, quelque chose diminue
Il y a de moins en moins de premières fois

Combat interminable mais vain. Dans le sentiment le plus produit toujours le moins. La routine l'emporte tout de même à la fin.

L'intensité que l'on croyait absolu et donc sans contraire, sécrète en définitive son contraire.

7. Une idée opposée

La vie rend intense, la pensée rend égal.

Une fois pensée, toute chose est identifiée.

L'homme intense a espéré imposé sa vie à la pensée. La pensée traite les objets comme des identités. l'identification travaille contre l'intensification.

Quand toutes les intensités de la vie s'épuisent, la pensée se figure une image fantasmée de notre être  qui demeurerait absolument, simplement et éternellement ce qu'il est de meilleur.
La pensée permet de se représenter semblable délivrance soit à la façon d'une transfiguration (salut) , soit à la façon d'une annulation (sagesse).

Sagesse (fin par annulation)

Être sage, c'est être égal. Toutes les sagesses semblent avoir eu pour vocation de diminuer la variation des intensités du sujet d'une vie.
La sagesse promet  l'accès de la conscience à un état de paix, où la variation ne trouble plus l'âme.

Salut (fin par transfiguration)

Le salut figure le dépassement des intensités variables grâce à l'espérance d'un état où les intensités ne varient plus jamais.

Pour celui qui entre dans le Royaume de Dieu et qui reçoit la béatitude éternelle, les intensités seront maximisées. Aucune autre intensité ne pourra être plus forte.

La promesse du Paradis, c'est que mon identité variable cessera de changer et deviendra absolue.

Deux types de salut en allemand :
  • Erlösung : acte négatif de délivrance
  • Heil : acte positif de plénitude
La foi dans le salut, c'est la croyance en une intensité maximale.

La fascination pour l'électricité n'est plus assez forte pour supporter la promesse individuelle et collective d'une vie qui n'aurait pas mieux à espérer que son intensification. Vouloir augmenter notre vie ne conduit plus qu'à la diminuer.

Quelque soit notre choix (salut ou sagesse), nous n'avons pas de moyen durable de conserver par la pensée cette intensification de notre vie.

Peut-être est-il vain de vouloir vivre de plus et de moins.

8. Une image opposée

Le robot EveR (Seoul, 2003) nous rappelle, 3 siècles plus tôt, les bourgeois assistant à l'expérience de la Venus electrificata de Bose. Le désir a changé de camp : ce qui fascine désormais, ce n'est plus tant que l'humanité puisse devenir électrique, c'est que l'électricité puisse devenir humaine.

L'électronique implique un usage de grandeurs électriques de plus en plus faible. Elle n'est peut-être rien d'autre qu'une forme de désintensification de l'électricité.

L'intensité n'est plus la fin mais le moyen.

Faut-il imaginer une éthique électronique de demain (transhumanisme par ex, mémoire augmenté,...) ?

Croire à cette nouvelle promesse, ce serait ne pas avoir pris les leçons de l'épuisement de l'éthique électrique.

Quiconque s'enorgueillit d'être cohérent, parce qu'il vit selon certains principes qu'il tient de son intellect, ressemble à un étrange dompteur qui serait fier d'avoir appris à une troupe d'animaux à se comporter comme des pierres. Inversement, quiconque use de sa pensée pour transformer les particularités de sa forme de vie en modèle universel ne devrait pas paraître plus crédible qu'un homme qui, après les avoir sculptées, traiterait les pierres comme un troupeau d'animaux vivants.

La vie, c'est être en équilibre sur un chemin de crête avec deux précipices : la tentation de penser sur le modèle de ce que nous vivons (désir de l'homme intense) et la tentation de vivre sur le modèle de nos pensées (espérance des hommes sages et des hommes de foi, promesse électronique).

Rien n'est plus intense, pour un être sensible et intelligent, que de parvenir à penser sans l'annuler la chance d'être vivant.

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Texte + illustration sur l'électricité dans le corps

Charged Bodieshttps://next.wellcomecollection.org/articles/charged-bodies/








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